Pierre ALIKER dans le vingtième siècle Martiniquais
106 années de 1907 à 2013, où Pierre Aliker marque l’histoire médicale, mais aussi la vie sociale, administrative et politique de notre pays.
Par Gilbert PAGO, Historien
Sa vie de sa famille s’ancre dans tous les soubresauts de l’aventure collective martiniquaise de ces deux derniers siècles.
La souche maternelle tient d’une esclavisée venue de l’Ouganda, déportée en l’île de Dominique, réimplantée à La Sarraut au Lamentin ! Louise-Anne Aliker dite Fanfanm, la mère de Pierre en est issue. Enfant de la deuxième génération post-abolitionniste, elle grandit avec la crise sucrière de la fin du dix-neuvième siècle. Elle est génitrice d’une famille nombreuse de sept enfants sur quatorze accouchements, dont Pierre est l’avant-dernier.
La branche paternelle est celle d’un Blanc, Ernest Mauconduit, comptable d’usine sucrière. Ce couple mixte avec la lourdeur des préjugés ethniques, est marginalisé par la société dominante blanche. Même par des afro-descendants, ce foyer métissé se trouve quelquefois cancané.
Louise Anne Aliker, progéniture d’ex-exclavisés a foi dans l’école primaire communale gratuite. On y espère un statut social affranchissant de l’emprise de l’usine centrale, de la distillerie et de l’habitation-exploitation. Pour ce faire, on se doit d’associer l’éducation scolaire à une mentalité de rigueur du travail. Pierre Aliker, comme pour toute sa fratrie, se montre en classes primaires de la commune du Saint-Esprit, résolu, appliqué et studieux. Il suit les devises, recommandations et péremptions irrévocables que sa mère a forgées dans ce que fut sa vie de labeur.
En 1918, Pierre atteint ses 11 ans. Quatre faits marquants pointent son entrée dans l’adolescence. Premièrement, c’est le choc de la mort de son père, le 3 mai 1918. Secondement en juillet, c’est l’émotion agréable due au succès au premier rang au concours des bourses pour l’entrée au lycée Schoelcher. Troisièmement, c’est le dépaysement du déménagement à Fort-de-France, de la famille en septembre, à la Cité Clarac pour les études secondaires dont il est le seul à avoir bénéficié dans la famille. Quatrièmement, ce sont les retrouvailles avec le retour des deux frères aînés, volontaires de la grande guerre, décorés militaires, dont l’un est un mutilé, « une gueule cassée », grands frères qu’il avait peu vus dans la fin de son enfance.


Au lycée Schoelcher de 1918 à 1925, Pierre mène une scolarité brillante dans la série A puis la série B, collectionnant les prix d’honneur et d’excellence. Il brille dans la plupart des matières dont la philosophie en classe terminale. Il obtient son baccalauréat à l’âge de 18 ans en 1925, avec la mention bien. La famille est fière, et tous et toutes, en grandes et belles tenues, posent devant la caméra de l’artisan photographe, lors de son départ pour la France. Le prêt d’honneur colonial lui est accordé par le conseil général pour ses études en France, et sa scolarité à la faculté de médecine de Paris.
En 1925, Pierre lit sur le bateau qui le mène vers la France, l’ouvrage obtenu lors de la distribution des prix, sur la vie de Pasteur. En arrivant à la faculté de médecine, et comme par hasard, une interrogation est donnée sur la vie de Pasteur. Il obtient la meilleure note. faisant dire au professeur qu’un « nègre sorti des terres de cannes à sucre » connaissait mieux Pasteur que les étudiants français.
Que furent ces six premières années d’études dans le Paris de 1925 à 1931 ? À Paris, Pierre Aliker rencontre en médecine des Martiniquais comme Raymond Garcin, déjà interne. Il retrouve Jude Toussaint Turiaf.. Il fréquente Auguste Thésée. Ceci lui permet de s’intégrer dans le Paris flamboyant, et de baigner dans tout ce qui fait la richesse politique et culturelle de l’époque. Pierre se remémore : « Boursiers de la colonie pour la plupart, nous sommes arrivés à Paris dans les années vingt… L’art nègre venait de faire irruption…Le surréalisme en plein épanouissement…L’exposition des arts décoratifs… Arrivés de notre petite île somnolente, c’était comme si on nous avait plongé dans un bain de champagne. L’esprit se dilatait, on était comme libéré… »
On parle de sa présence quelquefois au salon des soeurs Nardal à Clamart. Elles réunissent les intellectuels et les élites du monde noir ( Caraïbes, USA, Afrique et immigrations en Europe ) s’interrogeant sur la cause noire et débattant de conscience noire ou nègre. C’est aussi l’époque, où il découvre le marxisme : il raconte: « Je suis entré dans le marxisme, comme d’autres en religion. Un copain étudiant m’a offert un jour le Capital. J’ai lu les premières lignes, je n’en suis jamais sorti ».
Après son année de PCN, dès 1926, il multiplie les stages en services hospitaliers. Avec Auguste Thésée, on le retrouve au service de chirurgie de l’Hôtel-Dieu. « C’était notre premier jour en hôpital. Nos blouses enfilées, …nous nous trouvons …en salle d’opérations…Atmosphère tendue. De l’électricité dans l’air. (Contre l’anesthésiste) le chirurgien hurle …vous auriez mieux fait de rester à la Guadeloupe cultiver la canne à sucre. (la raison) :…fuite des intestins par tous les coins de la plaie opératoire,… intestins que l’on essayait en vain de réintégrer dans l’abdomen…
Retraite prudente de Thésée et de moi-même, avec, en commentaire : si c’était comme cela, on s’était embarqué pour une navigation houleuse ». À la fin des six premières années d’études en faculté et de stages en hôpitaux, c’est son succès à l’externat, en 1931. Externe à l’Hôpital Necker « Cure radicale de hernie chez un charretier…grand, fort, …teint rougeaud du buveur d’habitude…Nous le fixâmes… plus solidement… sur le chariot. (Pendant l’opération), notre charretier rompt ses liens, dévale l’escalier…Coiffé par la meute, il est ramené sur son chariot, ficelé comme vous le devinez…Opération sans histoire et quelques jours après, notre bonhomme quittait l’hôpital aussi gaillard qu’avant ».
En octobre 1933, son entrée à l’internat des hôpitaux de Paris, est un événement important, pour lui, pour sa compagne Rachelle et pour sa famille. Pierre Aliker est le quatrième Martiniquais à réussir à ce concours très sélectif. Avant lui, il y avait eu en 1833, le Dr Étienne Rufz de Lavison, Blanc créole, en 1890, le Dr Hippolyte Morestin, Blanc créole, et en 1923 le Dr Raymond Garcin, lui aussi Blanc créole, confrère pour lequel il a beaucoup d’estime. Pierre Aliker se trouve être le premier Antillais afro-descendant, à accéder à l’internat de Paris. Il s’y spécialise en chirurgie. Son ami, le docteur Jude Turiaf, avec lequel il avait préparé le concours, réussit l’année d’après comme major de promotion. Le 7 juillet 1933, juste après son succès au concours d’internat des hôpitaux de Paris, il épouse sa compagne et cousine Rachelle Placide Aliker. Elle est dactylographe, âgée de six années de plus que lui.
Pendant ses cinq années d’internat Pierre affronte deux intenses drames familiaux. D’abord, trois mois après son entrée en internat, on assassine son frère André, journaliste, le 11 janvier 1934. Le commanditaire présumé du crime est protégé par les autorités coloniales et le ministère de la justice. Les complices de cette exécution préméditée, mis hors de cause, tout au long des années 1934, 1935, sont finalement acquittés dans un procès dépaysé à Bordeaux le 23 janvier 1936. Ces procès ressemblent à des parodies. Pierre cité comme témoin, est peu écouté par le tribunal, ainsi que son frère ainé Emmanuel, lui l’ancienne « gueule cassée » de la grande guerre.
L’autre épreuve se situe dans la détention de son autre frère, Marcel et du procès tenu à son encontre. Ce dernier le 31 janvier 1936, tente de tuer Eugène Aubéry au pistolet. Les assises ont lieu le 22 juillet. L’opinion publique martiniquaise semble apte à se rebeller. Le tribunal acquitte Marcel. Par contre, André Aliker est mort sans que soit châtié son assassin. Pierre, indigné et meurtri, se décide à porter le deuil en s'habillant toute sa vie de blanc. Son implication militante prend une dimension plus grande. C’est une longue liste de courriers incessants, et précis, que Pierre envoie en 1934, 1935, aux différents ministres des colonies et de la justice sur les irrégularités de la non-enquête liée à l’assassinat d’André. Il reçoit des menaces du gouvernement. Il s’engage dans l’équipe internationale qui dénonce l’assassinat d’André.
On le retrouve aussi vice-président en 1935 de l’Association des étudiants martiniquais dont Aimé Césaire est président. Il écrit aussi dans le journal, « L’Étudiant noir ». Son internat de 1933 à 1938, se déroule de manière systématique dans la plupart des grands services de chirurgie générale des hôpitaux de Paris. Ici à l’hôpital Broussais, : « Je proposai de remplacer le masque d’ombredanne par une anesthésie veineuse à l’évipan. Lueur d’incrédibilité dans les yeux bleus du patron qui finit, cependant, par me donner le feu vert. Le lendemain, devant tout l’état-major réuni autour du lit (de la patiente), j’entrepris mon injection…Je n’avais pas injecté le tiers de la dose que la malade se mit à s’étirer, à bailler, tous signes prémonitoires du sommeil le plus naturel. La cause de l’anesthésie veineuse était gagnée dans le service ».
En 1938, Pierre Aliker est âgé de 31 ans. Il est médecin spécialisé en chirurgie. Il ne pense qu’à retourner en Martinique, y exercer son métier. Pour ce faire, il tient à pratiquer six mois en urologie à l’hôpital Saint-Louis, ainsi qu’en obstétrique comme bénévole pendant trois mois à la maternité de Bandelocque. Il refuse les propositions de plusieurs de ses patrons qui le sollicitent pour s’impliquer dans les grands services de chirurgie de la capitale française, et y entamer une carrière. Arrivé au pays, dans un milieu de la chirurgie, très fermé à cette époque, il trouve difficilement sa place.
Il ouvre son cabinet et combat les épidémies de typhoïde, de tuberculose, et de bilharziose. « Ma première intervention en Martinique…Mon cabinet était ouvert depuis à peu près huit jours, quand le soir tombé, un confrère, rasant les murs, vint me voir…(Il soignait un prêtre basque républicain exilé pendant le guerre d’Espagne de Franco, à l’article de la mort et pour lesquels les autres confrères ne peuvent rien). « Et, nous voici rendus cette nuit même au chevet du malade. (Comprenant ce dont il souffrait), je proposai de l’opérer sur le champ.(mais la salle d’opération ne pouvait m’être ouverte, n’ayant pas de service à l’hôpital). Le lendemain aux aurores, par subterfuge, je pus l’opérer. Quinze jours après, ce jeune prêtre disait sa première messe. Je n’ai pas pu refuser qu’il la dise en ma faveur, pour le vieux mécréant endurci que je suis ».
Huit ans après son retour au pays natal, ayant passé le temps de guerre et du Tan Wobè, il accepte de figurer sur la liste du parti communiste aux élections municipales de 1945. Il obtient ce mandat de conseiller municipal qu’il garde 56 ans, jusqu’en 2001. Il est un des adjoints de Césaire et de la municipalité communiste de 1945 à 1956, s’occupant de la question de l’acheminement et du bon entretien des eaux de la ville de Fort-de-France qui longtemps contaminées expliquaient les graves problèmes épidémiques.


Il se charge des questions de santé dont la vétusté de l’asile Bethléem, de la mise aux normes des hôpitaux civil et de l’hôpital militaire dit Clarac, de la construction de la maternité de Redoute, de la réfection de l’hospice des vieillards futur centre Emma Ventura Après 1956 et la démission d’Aimé Césaire du parti communiste, Aliker devient le premier adjoint au maire de Fort-de-France. Pendant les longues absences de Césaire, c’est lui qui gère la ville. Il est premier adjoint de 1957 à 2001. Il est conseiller général de 1958 à 1970. président du conseil d’administration des services hospitaliers, puis à la tête de la communauté des communes du centre. Il est surtout une des références du parti progressiste martiniquais dont il est le vice-président, créé en 1958 et partisan de l’autonomie de la Martinique.
Discret sur sa vie privée, il partage une longue union libre avec sa deuxième compagne, qu’il épouse après 47 années de vie commune. « L’union libre avait un petit côté avant-gardiste qui ne me déplaisait pas ».déclare-t’il. Il l’épouse en 2009, à l’âge de 102 ans tandis que Marcelle a alors 80 ans. Face à le religion, il se place aussi en avant-gardiste.
Pour l’église, il le déclare plusieurs fois: « Je suis un mécréant confirmé ». Il le déclare encore à 104 ans en 2012. L’homme est aussi un grand sportif, nageur, amateur de nautisme. Il est très attaché à la culture et apporte son entrain au festival culturel de Fort-deFrance. Il est curieux de tous les faits du monde et de la Caraïbe comme le soutien face aux terribles événements de Grenade de 1983